Görkem Duru / dirigeant de l’UIT-CI
19 janvier 2021.
Des mobilisations ont lieu en Tunisie depuis la soirée du 14 janvier. Le 14 janvier 2011, le soulèvement populaire qui a commencé en décembre 2010, exigeant du travail, du pain et une vie digne, a renversé le dictateur Ben Ali, qui avait dirigé le pays pendant 24 ans. Le peuple tunisien appelle à une nouvelle révolution ! «N’ayez pas peur ! Les rues appartiennent au peuple !» disent-ils dans les manifestations de masse.
Avant le dixième anniversaire de la révolution tunisienne, qui a déclenché un processus révolutionnaire qui s’est étendu à de nombreux pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, le gouvernement tunisien a déclaré quatre jours de fermeture et une interdiction des actions et des marches dans les rue sous prétexte de mettre en œuvre des mesures contre la pandémie de Covid 19.
Bien que les responsables du gouvernement du technocrate Mesishi, arrivé au pouvoir en septembre 2020 avec le soutien d’une majorité importante au parlement (les Frères musulmans, le mouvement Nahda du Parti tunisien, Cœur de la Tunisie, Régénération, Vive la Tunisie, le Bloc national et le Parti du futur sont parmi ceux qui ont soutenu), aient justifié cette interdiction pour des raisons d’intérêt de «santé publique», leur objectif central était d’empêcher les mobilisations pour le dixième anniversaire de la révolution. En effet, les revendications sociales et économiques qui ont donné naissance au soulèvement populaire qui a mis fin au régime dictatorial en 2010, n’ont pas été résolues au cours de ces dix années. Au contraire, les conditions de vie des travailleurs tunisiens sont plus inacceptables qu’elles ne l’étaient alors. Après le renversement de Ben Ali, l’objectif principal des blocs dirigeants tunisiens était d’assurer la continuité des politiques d’exploitation capitaliste en prenant des dispositions démocratiques partielles dans le cadre des négociations habituelles. La manière dont de larges secteurs de la gauche tunisienne ont compris le processus révolutionnaire a été essentiellement façonnée par une perspective échelonnée/par étapes qui soutient que devrait d’abord être instituée la démocratie et que les transformations sociales et économiques peuvent se produire plus tard, au fil du temps.
Le résultat en fut que les masses tunisiennes furent condamnées à plus de chômage, de pauvreté, d’exploitation et d’inégalité en raison de ces conquêtes démocratiques partielles. La corruption n’a pas cessé et a continué à s’aggraver; la dette extérieure du pays a augmenté d’environ 75 % depuis 2010. Les partis bourgeois ont signé un accord de quatre ans avec le FMI en 2016 pour chercher une issue à la crise en leur faveur, et ont essayé de faire payer le coût de la crise aux travailleurs avec de nouveaux plans d’ajustement. C’est précisément à cause de cette situation que d’autres soulèvements ont eu lieu dans le pays en 2013 et 2016, toujours avec les mêmes exigences, à savoir du travail, du pain et une vie digne. Maintenant, les masses tunisiennes sont à nouveau sur la scène de l’histoire en train de revendiquer leur révolution.
Aujourd’hui, avec la pandémie de Covid 19 qui dure depuis près d’un an, les conditions de vie des travailleurs tunisiens se sont encore détériorées. Alors que le gouvernement impose des interdictions sous prétexte de «santé publique», le taux de chômage officiel dans le pays atteint 18-19%, et un jeune sur trois est au chômage. Dans la région du centre-ouest du pays, qui a été le centre du processus révolutionnaire qui a débuté en 2010, ces taux sont encore plus élevés. Le Midwest, traditionnellement la région du pays où les investissements sont les plus faibles, près de 50 % de la population essaie de vivre avec 1,5/2 dollars par jour. Alors que la population n’a pas la possibilité de couvrir les besoins de base tels qu’une alimentation saine et un logement, les dirigeants veulent que les travailleurs et les jeunes montrent leur alliance avec une démocratie «malade».
C’est précisément en raison de ces circonstances que le pays a été témoin des mobilisations spontanées dans plus de 15 villes au cours des 5 derniers jours, en principe menées par les jeunes et les jeunes chômeurs. Le gouvernement tente d’intimider les masses par la répression et la coercition en demandant à l’armée d’intervenir dans de nombreuses régions, montrant une fois de plus que la «peur» de la population est la principale raison de l’imposition des récentes interdictions. Elle tente de dynamiter les acquis démocratiques les plus fondamentaux de la mobilisation révolutionnaire de 2010 en arrêtant plus de 630 jeunes et en mettant certains d’entre eux en prison. Les Frères musulmans, mouvement du parti tunisien Nahda, l’un des partis au pouvoir, ont fait appel à sa jeunesse, lui conseillant de ne pas participer aux manifestations et d’agir de concert avec les forces de l’ordre. Leur tentative de diviser les masses révèle une fois de plus leur caractère contre-révolutionnaire. Cependant, malgré ces tentatives d’intimidation, les Tunisiens affirment que «les rues appartiennent au peuple» et poursuivent leurs actions pour exiger la libération des prisonniers et la mise en place de leurs revendications économiques et sociales. Le même slogan se retrouve dans les rues de Tunisie : «Le peuple veut détruire le régime !
Bien qu’il soit difficile de prévoir comment les actions se développeront dans le pays, il est nécessaire de souligner quelques points en s’appuyant sur les leçons du soulèvement populaire de 2010 et des révoltes de masse qui ont suivi en 2013 et 2016. Comme les exigences de la révolution visaient la transformation sociale et économique et ne seront pas satisfaites dans l’ordre bourgeois actuel, aucun gouvernement ayant pris le pouvoir au cours de ces dix ans n’a pu maintenir un ordre stable dans le pays.
Au cours de ces dix ans, ils ont assisté à une lutte constante entre le peuple opprimé et les dirigeants qui ont parfois eu recours à des tactiques démocratiques réactionnaires pour la survie de l’ordre capitaliste (le discours d’unité nationale, le «Pacte de Carthage» signé en 2016) ou, comme nous le voyons maintenant, qui ont tenté d’intimider les masses par la violence. La bureaucratie de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), la plus importante organisation de classe du pays avec un pouvoir politique important depuis l’indépendance de la Tunisie, soutient la «transition démocratique» de 2011 et y joue un rôle, et signe ensuite le «Pacte de Carthage» de 2016. Ces mouvements démontrent clairement que la bureaucratie syndicale suit les tactiques de la réaction démocratique et se soucie des intérêts de la bureaucratie plutôt que de ceux de la classe ouvrière. En appelant les masses à éviter les actes de violence et à envisager le dialogue, elle déclare qu’elle maintient cette position. Cependant, il faut tenir compte du fait que, dans les mobilisations révolutionnaires de 2010-2011, la base de l’UGTT qui a participé à la lutte a fait pression par le bas et a forcé la bureaucratie syndicale à prendre position. En ce sens, il est clair que la participation organisée de la classe ouvrière tunisienne, ainsi que les bases de lutte au sein de l’UGTT, dans le processus de soulèvement seront décisives pour le développement des mobilisations.
De larges secteurs de la gauche tunisienne, qui estiment qu’il doit y avoir une période d’attente indéterminée entre les tâches démocratiques et sociales de la révolution, ne se battent pas pour un gouvernement de la classe ouvrière et du peuple. C’est pourquoi ils n’ont pas poussé, au cours des dix dernières années, à la formation d’une direction politique alternative au nom des travailleurs tunisiens. Celle-ci continue à être la tâche la plus urgente de ces dix dernières années et pour la Tunisie aujourd’hui. C’est-à-dire, la construction d’une organisation et d’une ligne politique qui vise à briser l’ordre existant avec les masses combattantes et à défendre l’indépendance politique de la classe. Aujourd’hui, pour atteindre cet objectif, les masses mobilisées doivent construire leurs propres organes d’auto-organisation/défense en coordination les unes avec les autres et développer cette coordination autour d’un programme d’action d’urgence pour en faire un pouvoir politique alternatif. Ce sont les tâches les plus fondamentales qui nous attendent.
En tant qu’Unité Internationale des Travailleurs – Quatrième Internationale (UIT-QI), nous sommes solidaires de la lutte des travailleurs tunisiens pour le travail, le pain et une vie décente. Nous soutenons la mobilisation des masses tunisiennes d’un point de vue politique, programmatique et organisationnel et vers une rupture avec le régime actuel et l’ordre d’exploitation capitaliste !
Libération immédiate de tous les prisonniers politiques ! Dehors l’armée et la police des rues !
Annulation immédiate de tous les accords avec le FMI !
Expropriation de toutes les institutions publiques privatisées sans compensation !
Arrêtez immédiatement de payer la dette extérieure ! Les fonds alloués au paiement de la dette doivent être utilisés pour améliorer les services d’éducation et de santé et créer des emplois dans le secteur public !
Il faut créer des comités populaires indépendants pour lutter contre la corruption ! Les personnes impliquées dans la corruption doivent être jugées sous le contrôle de ces comités !
Le peuple veut détruire le régime !
Pour une économie centralisée et planifiée !
Battons-nous pour un gouvernement des travailleurs !