Par Nicolás Núñez, dirigeant de Izquierda Socialista/UIT-QI
Le dirigeant du PTS (Parti des travailleurs socialistes – Argentine) et de la Fraction Trotskyste – QI, Christian Castillo, a publié, dans «Ideas de izquierda », « À l’occasion du 100 e anniversaire de la naissance d’Ernest Mandel », où il développe une justification des contributions et une liste de critiques au sujet de la trajectoire du leader européen historique du trotskysme mondial. Le texte se présente comme une extension du discours que Castillo a prononcé le 30 mars dans le cadre d’un événement en hommage à Mandel organisé par Poder Popular, Marabunta et Economistas de Izquierda, au cours duquel il a été rejoint par des représentants qui défendent la trajectoire du dirigeant trotskiste belge.
Le document a la particularité de ne pas prendre position sur la question essentielle : sa trajectoire militante de plus d’un demi-siècle dans le trotskisme et son héritage sont-ils essentiellement corrects et progressistes pour continuer à construire des partis trotskystes révolutionnaires ou, au contraire, représentent-ils une accumulation d’erreurs, de capitulations et de révisionnismes dont il faut catégoriquement se démarquer pour promouvoir la reconstruction de la IVe Internationale ? S’agit-il du fait que pendant une période de sa trajectoire les réponses politiques de Mandel « n’ont pas été à la hauteur » comme le signale Castillo, ou est-ce que dans l’ensemble, il s’agit d’une trajectoire dans laquelle la rupture avec les piliers du marxisme révolutionnaire et du trotskisme et les capitulations ont prévalu ? Dans son texte, le leader du PTS non seulement ne prend pas position sur ces questions, sinon que dans le cadre de grands éloges (« il a développé l’œuvre théorique la plus prolifique » parmi les leaders du trotskisme d’après-guerre), il signale qu’il se sent plus proche des écrits de Mandel que ceux qui militent dans ce qui représenterait le mandelisme officiel. Dans le même temps, des éléments centraux de la trajectoire du courant mandeliste sont systématiquement mis sous le tapis.
Sans tarder à donner notre propre réponse à ces questions, nous signalons la capitulation systématique auprès des directions réformistes et traîtresses, l’abdication de la tâche de construire des organisations politiques militantes fondées sur le centralisme démocratique – au niveau national et mondial -, le renoncement à la lutte pour le gouvernement des travailleurs et un impressionnisme méthodologique qui l’a également conduit à embellir le système capitaliste à son époque de décadence. Ce sont les raisons pour lesquelles notre courant moreniste, représentée par Izquierda Socialista en Argentine et par l’Unité Internationale des Travailleuses et des Travailleurs – Quatrième Internationale (UIT-QI), comprend que la reconstruction du mouvement trotskiste au niveau mondial demande une délimitation énergique de l’œuvre de celui qui a été pendant des décennies le principal dirigeant du Secrétariat Unifié, car il considère que, pris globalement, son héritage fournit de mauvaises coordonnées pour la construction d’organisations révolutionnaires dans le présent.
Avant d’entrer dans la polémique avec le texte de Castillo, nous voulons rappeler qu’historiquement notre courant a reconnu le poids intellectuel et l’engagement militant d’une personnalité de l’envergure de Mandel, un dirigeant qui a subi les persécutions nazies, à qui il a été à plusieurs reprises interdit d’entrer dans différents pays, qui s’est impliqué personnellement dans différents processus révolutionnaires et qui a effectivement apporté des contributions théoriques du marxisme qui ont eu une large diffusion même en dehors du mouvement trotskiste. Les polémiques systématiques entre Nahuel Moreno et Mandel se sont toujours déroulées dans le respect. Nous pouvons même dire qu’entre le morenisme et le mandelisme, il y a eu (comme nous le verrons plus loin) des débats passionnés et très profonds, mais clairs et fraternels. Ce qui n’est pas le cas des camarades de la direction du PTS qui, depuis trente ans, n’ont pas cessé de falsifier des positions de Moreno et évitent de répondre aux débats réellement soulevés. Ils n’ont d’ailleurs pas manqué l’occasion de le faire dans cette critique de l’œuvre de Mandel.
Dans « Un document scandaleux », le document de polémique de 1973 avec Mandel qui dans le militantisme du PST a été rebaptisé « le Morenazo »[1], le dirigeant argentin commençait par récupérer les enseignements de Trotsky sur la manière de mener une discussion politique, et en particulier, son invitation à ne pas perdre de vue que la classe ouvrière dispose d’un temps limité pour la lecture et le débat politique et, par conséquent, à ne pas s’attarder sur l’humain et le divin, mais à se concentrer sur « l’évaluation concrète des faits et des conclusions politiques »[2]. En prenant ce critère méthodologique, nous interprétons que pour le PTS, ce qui est central et décisif à critiquer par rapport aux positions mandelistes, ce sont les aspects que Christian Castillo récapitule. À savoir : la définition de classe des États dans lesquels la bourgeoisie a été expropriée dans la période d’après-guerre ; la caractérisation, au début des années 1950, d’une période de « guerre-révolution » qui rendait imminente une conflagration mondiale entre les États-Unis et l’Union Soviétique, et la définition politico-organisationnelle associée de l’ « entrisme sui generis » – la dissolution – dans les partis communistes et sociaux-démocrates ; la définition d’une nouvelle étape du système capitaliste dans laquelle une nouvelle croissance des forces productives aurait eu lieu ; et dans une moindre mesure Castillo développe une mention du soutien et de l’encouragement de Mandel dans la seconde moitié des années 60 aux dérives de la guérilla en Amérique latine ; une position tardive d’embellissement du processus de réforme promu par Mikhaïl Gorbatchev dans les derniers temps de l’URSS ; et enfin une apologie du suffrage universel et du parlementarisme comme instruments nécessaires d’un « État post-révolutionnaire ». Sur ce dernier point et celui de l’entrisme, Castillo en profitera pour amalgamer ses positions avec les propos de Nahuel Moreno afin de défigurer l’héritage de ce dernier, ce sur quoi nous reviendrons à la fin de ce texte.
Une série d’omissions « scandaleuses »
Commençons par dire que la sélection par le PTS de ses différences avec l’héritage mandeliste frappe par ses omissions. Voyons.
Commençons par la question centrale : Castillo ne juge pas nécessaire de se délimiter par rapport au fait que Mandel, dans son rôle de principal dirigeant de la IVe Internationale, avec Pablo, depuis l’après-guerre, puis depuis 1963 du Secrétariat unifié de la IVe Internationale (QI), avec Pablo, Mandel a dirigé le secteur du trotskysme qui glissait vers des positions de plus en plus révisionnistes et opportunistes, trahissant la révolution ouvrière en Bolivie en 1952, en soutenant le gouvernement bourgeois du mouvement nationaliste MNR[3], renonçant à la construction de partis révolutionnaires, soutenant des directions bureaucratiques comme Mao et Castro, conduisant la IVe Internationale à la crise et à la division depuis les années 1950, à la dispersion du mouvement trotskyste qui n’a toujours pas été surmontée. L’article ne souligne pas non plus que Mandel a joué un rôle clé dans la transformation de la Quatrième Internationale en un simple regroupement de tendances, sans débat ni cohésion programmatique, conformément à sa définition de cesser de promouvoir la construction de partis léninistes et de s’orienter vers la construction de vastes mouvements de partis « anticapitalistes ».
Il convient de rappeler que c’est ce théoricien de l’URSS qui a commencé à soutenir que Lénine et Trotsky étaient tombés dans le « substitutionnisme » de la classe ouvrière, définissant que tous deux auraient traversé quelques « années sombres » de leur intervention en 1920-1921 concernant le rôle central du parti bolchevique dans la défense du processus révolutionnaire. Reprenant ainsi, ou laissant échapper, le révisionnisme récurrent qui rend l’auteur de « L’État et la révolution » et le chef de l’Armée rouge responsables de l’ascension ultérieure de Staline. Il est ici frappant de constater que, pour un courant qui se présente habituellement comme très soucieux du lien entre le politique et le militaire, il n’est pas nécessaire de rappeler que Mandel a répudié les mesures politico-militaires de préservation de l’État soviétique préconisées par Lénine et Trotsky[4].
Eh bien, rappelons alors qu’aux antipodes du révisionnisme mandeliste, Trotsky nous a légué des points essentiels, comme ceux de « Dictature et révolution » (1937) :
« La dictature révolutionnaire d’un parti prolétarien n’est pas pour moi une chose que l’on peut librement accepter ou rejeter : c’est une nécessité objective qui nous est imposée par les réalités sociales de la lutte des classes, l’hétérogénéité de la classe révolutionnaire, la nécessité d’une avant-garde révolutionnaire sélectionnée dans le but d’assurer la victoire. »
La construction théorique de Mandel, à partir de son ouvrage « Démocratie socialiste et dictature du prolétariat » (1977) est largement axée sur la base de l’enterrement de ces définitions trotskistes claires, et leur oppose un rejet du rôle du parti, et une glorification des libertés bourgeoises, dans le cadre d’une capitulation générale à l’« eurocommunisme »[5] qui était une tendance dans les partis communistes qui, non seulement répudiait la bureaucratie stalinienne, mais encore la perspective révolutionnaire dans son ensemble. Cela non plus ne mérite aucune mention de la part de Castillo.
L’ouvrage de Nahuel Moreno « La dictature révolutionnaire du prolétariat »[6] représentait la réponse de principe de notre courant à ce tournant du SU dirigé par Mandel, et le document avec lequel il se proposait de livrer bataille au XIᵉ Congrès de la IVᵉ Internationale en 1979. Mais, ici, un autre des faits omis par le PTS dans son hommage s’est interposé.
En effet, dans son texte, Castillo circonscrit la relation du mandelisme avec les courants réformistes, staliniens, petits-bourgeois et traîtres à une simple « génération d’attentes ou d’embellissements ». La réalité est bien plus profonde que cela. Dans l’exemple auquel nous nous référerons spécifiquement, au Nicaragua, Mandel a soutenu le gouvernement bourgeois du sandinisme avec l’opposition anti-somociste de Violeta Chamorro et Alfonso Robelo en juillet 1979. Comme le souligne le dirigeant du PTS dans une note de bas de page de son texte, il l’a défini comme un « gouvernement ouvrier », mais il ne s’est pas arrêté là : il a également soutenu l’emprisonnement puis l’expulsion du pays par Daniel Ortega des militants – souvent trotskystes, parfois non – de la Brigade Simon Bolivar, d’obédience moréniste, qui avait combattu l’armée de Somoza et commencé un processus d’organisation ouvrière exemplaire, indépendant du co-gouvernement avec la bourgeoisie de la direction sandiniste. Face à cette violation flagrante des principes révolutionnaires, le courant morenistes s’est retiré de la IVe Internationale, tandis que, de son côté, le XIe Congrès précité a entériné le soutien au gouvernement bourgeois d’Ortega et des patrons et l’expulsion de la Brigade[7]. Mandel, le dirigeant qui a critiqué Trotsky pour défendre le programme selon lequel, dans un processus révolutionnaire, la pleine liberté politique doit être garantie même à la bourgeoisie, ne mérite pas non plus une mention pour le PTS, qui n’a trouvé aucune contradiction entre cette position et la défense de la répression et de l’expulsion des militants trotskystes au Nicaragua. N’est-il pas nécessaire d’apprendre aux nouvelles générations qui rejoignent le mouvement trotskiste que son dirigeant, peut-être le plus visible après la mort de Trotsky, considérait qu’il était juste qu’un gouvernement bourgeois arrête, frappe et expulse des militants révolutionnaires qui promouvaient une politique d’organisation de la classe ouvrière dans le cadre d’un processus révolutionnaire?
En effet, ajoutons aux omissions scandaleuses de l’hommage du PTS à Mandel, qu’il ne rappelle pas la trahison de la révolution bolivienne de 1952, où Mandel et Michel Pablo ont promu la politique de soutien au gouvernement bourgeois de Paz Estenssoro, dans le cadre d’un processus où le trotskysme avait une influence de masse, il codirigeait la COB et pouvait influencer l’issue d’événements dans lesquels les travailleurs avaient – les armes à la main – détruit l’armée bourgeoise et après cela, ils avaient encore des armes à la main. Il était aussi plus que prévu d’appeler à une lutte pour « Tout le pouvoir à la Central Obrera Boliviana (COB) » ! Ne faut-il pas apprendre à ceux qui s’approchent d’un trotskisme encore minoritaire sous ces latitudes qu’une des plus puissantes révolutions ouvrières du continent a eu une forte influence trotskiste, mais que le trotskisme a joué un rôle lamentable sous la responsabilité de dirigeants comme Mandel et Pablo?
En résumé, Castillo critique à juste titre le soutien apporté par Mandel, dans les années 1960/70, à la thèse de l’universalisation des tactiques de guérilla à l’ensemble de l’Amérique latine. Mais, il ne fait pas le lien entre cette déviation et celles, antérieures et postérieures, de Mandel et des mandelistes, qui ont construit une saga – qui se poursuit encore aujourd’hui – de suivi des préoccupations des secteurs d’avant-garde et de capitulation face aux directions réformistes ou contre-révolutionnaires du moment. Qu’il s’agisse de Tito, de Mao ou de Fidel Castro, qu’il s’agisse de directions pro-guérilla (60/70), eurocommunistes (70/80′), zapatistes (95), pro-Lula et pro-chavistes (à partir de 2000′), il y a toujours eu, à tout moment et en tout lieu, une organisation mandeliste pour les soutenir. La tournure très anti-léniniste du mouvement des partis larges qui a directement inspiré Mandel avant sa mort, est également inscrite dans cet impressionnisme et cette recherche de raccourcis permanents dans la construction d’une organisation révolutionnaire qui a fait partie de l’ADN du mandelisme contre les enseignements de Lénine et de Trotsky. Nous ne nions pas pour autant la nécessité de développer des tactiques spécifiques d’unité et de confrontation avec ces courants, comme l’a fait le morénisme tout au long de son histoire, mais en règle générale au service de leur démasquage et non de leur soutien politique. C’est pourquoi nous soulignons l’omission par le PTS de capitulations de toutes sortes et de toutes couleurs, comme celles mentionnées ci-dessus, ou d’autres qui pourraient être énumérées, comme l’incorporation d’une des sections de la QI mandelisme dans l’exécutif du gouvernement de Lula avec un ministre (du « Développement agraire » en 2002).
L’importance du débat sur les forces productives
Castillo synthétise dans son article que Mandel a successivement évolué vers une définition d’un nouveau stade de développement du capitalisme, le « néocapitalisme » ou le « capitalisme tardif » étant des façons dont il a adapté cette catégorisation, qui a franchi les frontières du mouvement trotskiste en étant adoptée par des théoriciens influents du marxisme académique tels que Fredric Jameson, qui – synthétiquement – a défini le « postmodernisme » comme « la logique culturelle du capitalisme tardif ». Pour ne pas aller trop loin dans cette polémique, nous n’entrerons pas dans un débat avec cette construction théorique d’une nouvelle étape du capitalisme au-delà de ce que nous considérons comme son aspect central : une conception révisionniste, économiste et techniciste des forces productives qui a conduit Mandel à qualifier d’erronée la définition du Programme de transition selon laquelle « les forces productives de l’humanité ont cessé de se développer ». Comme nous l’avons déjà souligné dans le « Morenazo« , c’est la base matérielle des différences colossales dans les définitions politiques et les coordonnées pour la construction d’organisations révolutionnaires. Pour sa part, bien que Castillo réaffirme que pour son courant la croissance des forces productives identifiée par Mandel doit être nuancée (le PTS propose depuis longtemps la définition « développement partiel des forces productives »), concrètement, il est plus proche de Mandel et plus éloigné de Trotsky et des quatre premiers congrès de la IIIe Internationale, car il est essentiellement d’accord avec la conception économiste des forces productives en prenant comme paramètre central la croissance économique, plus précisément le PIB des puissances impérialistes[8]. Pour leur part, Marx, Trotsky et Moreno partent des faits de la réalité concernant les conditions de vie concrètes des peuples, qui évidemment, comme Moreno l’a documenté dans les années 60 et 70 et comme nous le faisons aujourd’hui, se détériorent de jour en jour pour les travailleurs et les peuples.
Pourquoi ce point est-il important ? Parce que selon notre point de vue, que nous croyons être le plus fidèle à la conception marxiste de la classe ouvrière comme principale force productive, l’évolution de cette variable n’est pas uniquement une autre statistique pour les almanachs de l’ONU et de la Banque mondiale, mais c’est le signe stratégique de savoir si nous sommes ou non dans une époque révolutionnaire (instable, de décadence du régime de production actuel et d’impossibilité d’accorder des concessions structurelles aux majorités ouvrières) ou réformiste (de développement graduel, ordonné et de cession de conquêtes).
Pour résumer les conséquences de ces définitions, disons que la conception mandeliste d’un capitalisme développant les forces productives laissait sans appui matériel le « Programme de transition » et la perspective du « Socialisme ou Barbarie« , et s’inscrivait dans une définition stratégique où, l’important étant l’augmentation de la consommation et non la cherté de la vie, la question centrale était la querelle idéologique orientée vers l’avant-garde. La conception trotskiste et moreniste, au contraire, a compris et comprend que le capitalisme ne se termine que par une misère croissante et que, par conséquent, la question centrale est la construction de partis trotskistes révolutionnaires pour l’action et le développement de la mobilisation des masses afin de lier la lutte pour la défense de leurs conditions de vie à la lutte pour le gouvernement des travailleurs et de gagner l’avant-garde pour réussir cette tâche en collaboration avec le parti révolutionnaire. Castillo ne prend pas non plus position sur le fait qu’il se sente ou non « plus proche des écrits » de Mandel dans sa conception du travail sur les phénomènes de la classe ouvrière et de l’avant-garde, et dans son abandon stratégique pendant plus d’un demi-siècle de la construction de partis trotskystes dans le monde.
Mais, en résumé, nous devons souligner que les forces productives, en plus de la composante humaine et de la technique, ont un troisième pilier qui est la nature. Marx a déjà souligné la transformation des forces productives en « forces destructrices », et que le capitalisme détruit les deux sources de sa richesse : le travailleur et la nature[9]. Il serait anachronique de critiquer les définitions du capitalisme d’après-guerre de Mandel avec les preuves scientifiques dont nous disposons aujourd’hui. Mais le PTS écrit à partir d’un présent dans lequel – en dehors du négationnisme climatique des liberfachos et des Trumpistes – nous disposons, de plus de preuves empiriques suffisantes concernant le cours de la catastrophe climatique et environnementale vers laquelle le capitalisme nous mène, et, plus précisément, à partir d’une localisation fournie par divers domaines scientifiques, que le moment où commence le saut qualitatif de la destruction environnementale[10], c’est-à-dire la destruction des forces productives, est précisément le « boom d’après-guerre » que Mandel et le PTS désignent comme un développement partiel ou une «croissance relative ».
Continuer à maintenir une définition des forces productives fondée sur l’augmentation du PIB, alors que le capitalisme impérialiste peut, avec sa logique d’accumulation permanente, « croître » jusqu’à pousser l’humanité vers le risque même de sa propre extinction, finit par démolir l’importance stratégique de cette catégorie comme indice de l’époque historique dans laquelle se développe la lutte des classes. L’importance presque nulle accordée par le PTS à l’intervention dans des espaces de mobilisation socio-environnementale comme la Coordinadora Basta de Falsas Soluciones en Argentine trouve peut-être son origine dans sa méconnaissance, dans une clé marxiste, de l’importance de la dimension environnementale pour la pensée stratégique révolutionnaire. Il faut dire ici que Mandel, malgré l’économisme de sa définition des forces productives, a commencé un cours d’élaboration au sein du SU qui a conduit aux fondements de la tendance « écosocialiste », qui, comme il ne pouvait pas en être autrement, est née et s’est développée avec les limites programmatiques propres à son courant : séparer les tâches de la lutte contre la destruction de l’environnement de la lutte pour les gouvernements ouvriers et la construction de partis révolutionnaires[11].
Davantage sur l’« objectivisme » et la « révolution démocratique »
Castillo souligne dans son article que l’« objectivisme » aurait été l’un des problèmes méthodologiques présents dans le travail, simultanément de Mandel, et d’« une grande partie des dirigeants et des courants du trotskisme d’après-guerre ». Comme il ne pouvait pas en être autrement, il s’agit bien sûr aussi d’une critique dans laquelle le PTS amalgame généralement les positions de Nahuel Moreno.
Si nous entendons par objectivisme un développement théorique qui prend un élément de la base matérielle-objective (économique, technologique, etc.) et lui donne la possibilité de déterminer de manière décisive et mécanique des phénomènes superstructurels, politiques ou le développement historique lui-même, alors nous dirons que, en effet, Ernest Mandel s’est engagé dans cette voie à maintes reprises. Voyons.
Des tâches d’expropriation de la bourgeoisie mises en place dans différents pays, le mandelisme a fini par déduire le caractère révolutionnaire de leurs dirigeants (Tito, Castro et Mao). De la base sociale des États ouvriers (propriété étatique des moyens de production), Mandel a révisé toutes les positions de Trotsky à cet égard pour nier le caractère restaurationniste de la bureaucratie soviétique[12] (ce que Castillo n’a pas non plus souligné). Des frictions entre l’impérialisme yankee et l’URSS, il a déduit un état de guerre imminent qui justifiait le long « entrisme sui generis » dans les PC et les PS, avec l’attente de leur transformation en directions révolutionnaires. Comme nous l’avons souligné, il a déduit de la croissance économique et de certains développements technologiques la reprise de la croissance des forces productives sous le capitalisme impérialiste. Du caractère majoritaire et historiquement progressif de la classe ouvrière et du « vrai » programme révolutionnaire, il déduisait que le suffrage universel serait un outil privilégié de « l’État post-révolutionnaire », élevant au passage au rang d’impératif catégorico-moral la défense des libertés bourgeoises, indépendamment des conditions concrètes et réelles de la lutte des classes et de leurs institutions dans chaque situation.
Or, le problème des amalgames et des falsifications du PTS, c’est que dans chacun de ces débats historiques, le morenisme avait une position – et une méthode – opposée. Nous allons souligner deux des amalgames que le PTS fait dans son article.
D’abord, la brève (de 2 à 3 ans) expérience moreniste d’entrée dans les organisations syndicales péronistes, dans le cadre d’un mouvement politique bourgeois interdit et sans centralisation politique, pour que la tactique de liaison avec la classe ouvrière péroniste, a été appliquée sans avoir à adopter une quelconque définition politique imposée par un quelconque hiérarque péroniste ou par Juan Domingo Perón lui-même, et sur la base de la poursuite de l’édition de ses propres publications et du soutien indépendant à la construction de son propre parti révolutionnaire. Toute autre chose a été la dissolution pendant dix-huit ans des militants trotskystes européens dans les partis du stalinisme et de la social-démocratie, parce qu’ils allaient devenir révolutionnaires. Bien sûr, l’égalisation que le PTS tente de mettre en place ne résiste pas au moindre débat.
Ainsi, l’amalgame entre la capitulation du mandelisme devant le démocratisme de l’eurocommunisme et le développement du post-marxisme (Laclau, Mouffe) et la caractérisation par Moreno du processus des dictatures latino-américaines ne résiste pas non plus à une analyse sérieuse. Même si le PTS a battu en brèche pendant 30 ans le « programme de révolution démocratique » comme prétendu étapisme et erreur de Moreno, il n’existe pas, et nous attendons toujours que vous nous présentiez un cas où notre courant a soutenu un gouvernement bourgeois comme étape nécessaire, ou « étape démocratique » de la révolution socialiste, ailleurs dans le monde[13]. Sans trop fouiller et bien qu’ils ne les mentionnent pas dans leur article, ils compteront plusieurs capitulations de ce genre à l’actif du mandelisme, comme nous l’avons déjà mentionné.
En conclusion et en résumé, il semblerait que le sectarisme, la virulence et la falsification systématique des positions de Nahuel Moreno effectués par le PTS, sont l’autre face de l’opportunisme avec lequel cette organisation a abordé l’héritage mandeliste.
15 avril 2023