Atakan Citfci – Membre de la direction du Parti de la démocratie ouvrière, section de l’UIT-QI en Turquie
5 décembre 2024. Le 27 novembre, l’opération « Dissuasion de l’Agression », lancée par une coalition militaire dirigée par HTS (Heyet Tahrir el Şam – Organisation de Libération du Levant), a créé une nouvelle situation qui a bouleversé les équilibres existants en Syrie. Peu après le début de l’opération, la coalition militaire a pris le contrôle de l’ensemble de la province d’Idlib, ainsi que d’une grande partie de la province d’Alep, y compris son centre urbain. Le 3 décembre, en comptant les villes, les villages, les hameaux et les bases militaires, la coalition avait pris le contrôle de plus de 200 localités auparavant sous le contrôle du régime. Parallèlement à l’opération « Aube de la liberté », menée par des forces militaires affiliées à l’OMS (Armée nationale syrienne) sous le parrainage de la Turquie, les YPG (Unités de protection du peuple) se sont retirées de la région de Tel Rifat. Par ailleurs, des affrontements militaires ont été signalés entre les YPG, qui font partie des FDS (Forces démocratiques syriennes), et les forces du régime dans la région de Deir ez-Zor, où les FDS poursuivent leur avancée militaire.
Cette nouvelle situation en Syrie intervient dans un contexte marqué par l’opération « Tempête Al-Aqsa », lancée il y a environ 14 mois par une coalition militaire dirigée par le Hamas, et le génocide subséquent perpétré par l’État sioniste à Gaza, l’annexion croissante de la Cisjordanie et l’agression militaire accrue dans la région, en particulier à l’égard du Liban et de l’Iran. Parallèlement à la propagande diffusée par le régime d’Assad, la Russie, l’Iran et leurs alliés, de larges pans de la gauche ont interprété ces développements comme une nouvelle agression secrètement orchestrée par Israël et les États-Unis.
Les événements de la semaine dernière en Syrie représentent sans aucun doute un tournant majeur, et la vitesse fulgurante des événements a créé une image difficile à interpréter pour de nombreux activistes et militants. Cependant, les secteurs de la gauche qui analysent le processus dans une perspective du « campisme » stalinienne ou culturaliste ont une fois de plus eu recours à la glorification du régime d’Assad et de l’« axe de résistance » idéalisé dans leur imaginaire.
Dans son célèbre article sur la révolution de 1905, Lénine intitulait son analyse « Forces nouvelles et tâches nouvelles ». Depuis le début de la révolte populaire en Syrie le 15 mars 2011, dans le cadre des révolutions en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, un temps considérable s’est écoulé. En particulier, les dernières années ont été marquées par un processus au cours duquel la carte de la Syrie semblait « gelée ». Les événements récents ont non seulement mis fin à ce processus « gelé », mais ont également créé une « nouvelle » situation, alors que les tâches restent « anciennes ». Dans cet article, nous tenterons de présenter les grandes lignes d’une politique révolutionnaire et internationaliste en considérant la situation actuelle comme le résultat de « 13 ans et demi + 1 semaine », plutôt que comme une « surprise de la dernière semaine ».
Dynamique « externe » ou « interne » ?
Le régime, avec l’aide massive de l’Iran, du Hezbollah et de la Russie, a réussi à reconquérir en cinq ans les zones qu’il avait perdues, y compris la ville d’Alep. Le fait que l’opposition militaire ait doublé son contrôle territorial en seulement six jours est donc, à première vue, une évolution difficilement compréhensible. Ce résultat est sans aucun doute le produit d’une combinaison de dynamiques externes et internes.
La faiblesse récente des principaux alliés du régime est l’élément le plus évident. Le gouvernement de Poutine est aux prises avec les conséquences de son annexion ratée de l’Ukraine. Le régime des mollahs en Iran, ébranlé par le soulèvement révolutionnaire de 2022, fait face à une agression israélienne sur son propre territoire. Le Hezbollah, qui lutte contre l’agression israélienne, n’est plus en mesure d’offrir à Assad le soutien paramilitaire qu’il lui fournissait auparavant. Sans l’aide militaire et matérielle de ces alliés, le régime n’aurait jamais pu sortir victorieux de la guerre civile.
Cette attaque est-elle le fait des États-Unis et d’Israël ? Nous aborderons bientôt les relations du régime avec l’impérialisme et le sionisme. Pour l’instant, il suffit de dire que ni les États-Unis ni Israël n’ont jamais soutenu le renversement du régime d’Assad ou l’installation d’un régime démocratique à sa place. Au contraire, ils ont toujours préféré l’existence d’un régime d’Assad affaibli comme garantie de leur propre sécurité. Le processus qui s’est déroulé depuis 2011 est truffé d’innombrables faits à l’appui de cette affirmation.
La Turquie est-elle derrière ces opérations ? Jusqu’à récemment, Erdoğan avait reaffirmé à de nombreuses reprises son intérêt pour une rencontre avec Assad. A-t-il fait une volte-face stratégique et autorisé ces opérations militaires ? Malgré les déclarations contraires du gouvernement, si l’on considère que les unités qui composent l’OMS (Armée nationale syrienne) sont sous le patronage de la Turquie et les liens implicites du gouvernement avec le HTŞ (Heyet Tahrir el Şam), cette possibilité est tout à fait plausible. Alors que les trolls du régime promeuvent cette image sur les médias sociaux, le principal bénéficiaire de ce changement semble être le gouvernement Erdoğan. Cependant, l’expérience de ces dernières années a clairement montré qu’il n’existe pas de chaîne de commandement directe entre le gouvernement turc et ces forces. D’autre part, le fait que le régime autocratique affaibli à l’intérieur comme à l’extérieur de la Turquie prenne la tête d’une entreprise aussi risquée pourrait être interprété comme une surestimation de ses capacités réelles.
Le principal acteur qui n’est pas mentionné dans toutes ces évaluations est précisément le peuple syrien lui-même. Bien qu’il ait subi une dévastation extrême au cours des 13 dernières années, et même si beaucoup voudraient l’oublier, le peuple syrien existe toujours ! Cette réalité reste le seul facteur qui puisse expliquer les événements récents : le rejet massif du régime d’Assad par le peuple syrien et le niveau extrême de décomposition que le régime a atteint. La dynamique fondamentale qui sous-tend les pertes extraordinaires du régime est précisément définie par la formule « 13 ans et demi + 1 semaine ».
L’opération militaire contre le régime est dirigée par une coalition politique réactionnaire qui réunit des islamistes radicaux et des nationalistes. Elle témoigne de la dégénérescence de la révolution par un front international contre-révolutionnaire. Cependant, aucune organisation militaire ou politique n’agit dans le vide ; elle se forme toujours au sein de la société dans laquelle elle opère. Les récents événements qui ont bouleversé la carte de la Syrie ne peuvent être compris qu’en tenant compte de ce principe : d’une part, l’effondrement d’un régime en décomposition, qui a perdu sa base sociale et n’a pu se maintenir qu’avec le soutien militaire de forces extérieures ; d’autre part, l’avancée militaire d’une coalition politique, qui, avec toutes ses caractéristiques réactionnaires, reflète de manière déformée la demande légitime du peuple pour le renversement de la dictature. L’accent mis sur les « dynamiques internes » replace le régime d’Assad et ses caractéristiques fondamentales au cœur de la dynamique.
Le régime Assad est-il anti-impérialiste et antisioniste ?
Dans les communiqués et les déclarations de larges secteurs de la gauche sur les récents événements en Syrie, on a eu recours à plusieurs reprises à des étiquettes telles que « gangs », « djihadistes » ou « terroristes », sans aborder directement la nature du régime d’Assad. Dans certains cas, il a même été affirmé que le régime d’Assad constituait le « gouvernement légitime » de la Syrie. Cependant, la « légitimité » de Bachar al-Assad en tant que président de la Syrie découle uniquement du fait qu’il est le fils de Hafez al-Assad, qui est arrivé au pouvoir par un coup d’État militaire en 1970.
La révolution de 2011, qui a popularisé le slogan « Le peuple veut la chute du régime », a ébranlé les fondements de cette prétendue légitimité. Le régime a survécu à la révolte en la transformant en une guerre civile sanglante, aux conséquences dévastatrices : plus de 500 000 morts, plus de 10 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays et plus de 5 millions de réfugiés à l’étranger.
Au pouvoir depuis plus de six décennies, le parti Baas et la dynastie Assad ont entretenu des relations ambiguës avec l’impérialisme et l’État sioniste. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler quelques événements récents. Malgré la présence de troupes américaines sur son territoire et la poursuite des frappes aériennes israéliennes, le régime syrien n’a entrepris aucune action militaire contre ces acteurs. Au contraire, il a concentré ses efforts sur des opérations constantes contre Idlib, où, ces dernières années, entre 30 et 200 civils ont été tués chaque mois.
Le régime d’Assad est-il laïc et favorable au peuple kurde ?
Le régime baasiste a historiquement utilisé les divisions sectaires pour faciliter l’oppression des classes laborieuses et a été un ennemi acharné du peuple kurde. Jusqu’au début de la révolution en 2011, quelque 400 000 Kurdes du nord de la Syrie n’avaient pas de papiers d’identité, le régime Assad leur ayant refusé la citoyenneté. La relation pragmatique qu’il a établie avec le PYD (Parti de l’union démocratique) n’était qu’une concession temporaire pour rester au pouvoir. Même dans ses moments les plus faibles, le régime d’Assad a toujours refusé de reconnaître officiellement le statut du peuple kurde.
Bien qu’il se présente comme une structure laïque face à l’islamisme radical, le régime d’Assad a utilisé les divisions sectaires comme outil de contrôle. Pendant la révolution, il a libéré des dirigeants d’organisations islamistes radicales telles qu’Al-Nusra et l’État islamique, tout en remplissant les prisons d’activistes réclamant la liberté. En outre, il a évité toute confrontation directe avec l’État islamique et a coopéré avec lui pour éliminer l’opposition démocratique et laïque.
Les clichés et les simplifications sont trompeurs : la réalité est contradictoire et révolutionnaire.
Pour revenir au point de départ : les événements récents en Syrie ne peuvent être compris que par la formule « 13 ans et demi + 1 semaine ». La « nouvelle » situation en Syrie met à nouveau en évidence la « vieille » tâche : réaliser la demande de liberté du peuple syrien en renversant le régime d’Assad et en expulsant ses partisans du pays. Toutefois, cette aspiration légitime ne peut être réalisée par le HTŞ ou d’autres forces réactionnaires. Il est donc essentiel de garantir la plus grande unité possible entre les forces d’opposition et le peuple kurde, ainsi que de reconstruire les organisations populaires dans les zones libérées du régime, comme ce fut le cas avec les anciens comités de coordination locaux. Cet effort est indispensable pour aller vers une réelle émancipation du peuple syrien.